dimanche 21 décembre 2008

Parole-Libre : la condition première !

« Inversement je ne refuse pas de donner l'œuvre aux jours : œuvre dilapidée, dispersée (dans les revues, les publications diverses et qui ne se rejoignent pas), œuvre qui renonce à s'accumuler ou ne s'en soucie pas, à chaque fois trop passionnante pour cela, vouée à la non spécialisation (« tu te disperses »), œuvre renonçant donc à être œuvre et même tendue contre l'idée d'œuvre. Si un thème pouvait m'inspirer le désir de construire une œuvre, ce serait le thème de « l'individu », terme par lequel je nomme le devoir que l'on a, d'être celui que l'on est. Mais ce thème m'inspire aussi ( surtout ) le désir de lui être infidèle, d'être inconsistant. »

Pierre Pachet . L'Œuvre des jours . Circé, Belval, 1999, page 24.

___________________________________________________________________

Loin de Paris .

Colloque. Par les fenêtres on voit du ciel bleu, des arbres nus et des sapins verts, et en
se penchant, les montagnes environnantes. - Surprise: cet orateur au visage juvénile et gonflé
qui semble trimballer sur son dos une pleine besace de termes cuistres et de références
terrifiantes/terrifiées à Lacan, Foucault, Bataille, Agamben…, voici qu'il énonce quelques
phrases pudiques, nuancées, qui suggèrent que dans d'autres circonstances il pourrait parler
autrement. Mais aussi, qui l'oblige à se charger et à nous charger ainsi? C'est bien qu'il croit,
qu'il veut y croire, à tout cet arsenal.
Situation de colloque: enfermés dans la salle, interdits de promenade, chacun doit se
défendre comme il peut contre les seaux de paroles qu'on lui déverse dessus, paroles sans
interstices entre elles, prononcées sur le même ton morne, uniformément autoritaire et chaste.
Avec nos oreilles dépourvues de paupières ou d'opercules, nous voilà soumis, sauf si par
accident un mot réoriente, donne, ouvre. Soumis à une sorte de torture douce, consentie.
Pourtant ceux qui parlent sont des gens, avec des corps, du corps, du charme, ou de la raideur,
de la fébrilité: et d'eux sortent ces choses caricaturales, ces rubans de paroles à la Steinberg,
étouffantes, tyranniques: les paroles de colloque, bourrées de mots prévisibles, exhibant une
confusion qu'elles travestissent en affirmation.
Parfois, on dirait que de l'intérieur de cet intervenant roux, charnu, massif, dont le
poignet porte une montre métallique grosse comme un hublot, sort une petite voix qui crie et
chuchote: "Au secours! Sortez-moi de là!" Sa parole dégringole d'image en citation (il a
beaucoup lu, comme chacun de nous); il essaie de se soulever au-dessus de la banalité dans
laquelle il est pris, accède par moments à une parole oraculaire et insaisissable, puis il
retombe, englué.
Un autre personnage (curieusement il y a peu de femmes à intervenir) attire mon
attention. Lui aussi est double. Quand je lui parle dans le hall, un double surprenant surgit de
lui, comme s'il était Charlus, un démon hermaphrodite, au sourire à la fois méprisant et
secrètement enjôleur. Revenu dans la salle de conférence, il s'adresse à l'auteur d'une
intervention, et sa parole se risque dans le vide, improvise, ce qu'il dit est aérien,
incompréhensible mais suggestif (si une pareille combinaison est possible), étonnamment
concret dans ce monde de paroles abstraites.
2
On nous libère enfin. Pas le temps d'aller voir si existe encore le café "Le Suffren", où
j'avais éprouvé de fortes émotions il y a plus de trente ans, quand était sorti le film "Ma nuit
chez Maud". Nous montons à quelques-uns vers la place de Jaude, sous un beau soleil de fin
d'après-midi. Tout à coup, vers l'Ouest, au bout du boulevard Léon Malfreyt apparaît le Puy-
de-Dôme, aussi puissant que la montagne qui s'imposait à l'imagination des personnages des
"Rencontres du troisième type" de Steven Spielberg. Le Puy culmine en une pointe surmontée
d'une antenne et de quelques bâtiments, avec de la neige résiduelle en couronne autour du
sommet. Au premier plan, une éminence plus sombre, avec des bois noirs, conduit le regard
vers le haut. Comme le soleil éclaire de la gauche, qu'il rayonne en restant caché (par un
immeuble), la montagne est fantomatique, dépourvue de couleurs: ce n'est qu'une forme
suspendue dans l'air, auréolée de la lumière qu'elle reçoit. Aujourd'hui, à six heures de l'après-midi, c'est elle la vraie cathédrale de Clermont-Ferrand.

Pierre Pachet
, professeur des universités, est un écrivain et essayiste français d'origine russe né en 1937.
______________________________________

Il a publié des ouvrages consacrés à la littérature (Le Premier Venu, Les Baromètres de l'âme, Un à Un), au rêve (Nuits étroitement surveillées, La Force de dormir), aux soubresauts de l'Europe de l'Est (Fiodorov et Mourjenko - Camp n°389/36, Le Voyageur d'Occident, Conversations à Jassy).

Une partie de son œuvre est autobiographique (Autobiographie de mon père, Adieu).

Il est par ailleurs, depuis les années 1970, membre du comité de rédaction de La Quinzaine littéraire, bimensuel au format tabloïd fondé par Maurice Nadeau.

Outre des compte-rendus de livres, il y publie une chronique mensuelle intitulée Loin de Paris.


Aucun commentaire: